LE REGIONALISME A LA FRANCAISE

LA REGIONALISATION EN FRANCE   

Plan :

I – La régionalisation : acceptation de la diversité pour une meilleure garantie de l’unité étatique

   A) La diversité régionale française en France et dans le système juridique communautaire

     1. Les régions françaises et les entités fédérées des Etats fédéraux de l’Union européenne

     2. Les régions françaises et le régionalisme des Etats composés de la Communauté 

   B) Une spécificité issue de la décentralisation à la française

     1. La spécificité régionale française au secours de l’unité nationale  

     2. Les limites de cette spécificité : un débat ouvert

II – La régionalisation : un facteur intermédiaire de développement et d’action sur les plans national et communautaire

   A) Les régions en tant que cheval de bataille de l’Union européenne

     1. En matière économique : la politique agricole commune

     2. En matière de régulation : le respect des quotas et le contrôle des prix

   B) Les régions en tant qu’interlocuteurs directs de l’Etat dans ses politiques territoriales

     1. En matière économique et de santé : le rôle directeur et de chef de file des régions

     2. Le projet de réforme des collectivités territoriales : une ébauche préférentielle pour l’échelon régional

 

                                                             ***

Introduction

Depuis le Moyen-Âge avec les provinces en passant par la Révolution française qui transforma celles-ci en départements, l’idée de ce qu’on appelle aujourd’hui « régionalisation » commença à germer. La régionalisation, très proche du néologisme « régionalisme » qui signifieesprit de région ou de localité, est définie comme le fait par lequel un pays centralisé transfère aux régions des pouvoirs administratifs, économiques et politiques. La France compte actuellement 26 régions, dont vingt et deux en métropole y compris la Corse, et quatre régions outre marines. Les initiatives régionales sont très limitées en France en terme de compétences – cela à cause de leur création tardive – car toutes les compétences ont déjà été confiées aux échelons inférieurs. Une remise en cause profonde des compétences des communes ou des départements en faveur des régions nouvellement crées pourrait créer une discrimination abusive et injustifiée entre les collectivités territoriales.

La régionalisation en France a une histoire. Une région n’est pas seulement une zone géographique ou une circonscription administrative, elle reflète aussi, et surtout, une identité culturelle et sociale, comme l’a si bien expliqué le professeur Autin. Avant la Révolution, le royaume de France était divisé en provinces issues de l’histoire féodale. La taille des régions actuelles correspond à peu près à celle des anciennes provinces. Supprimées par la Révolution, les provinces sont remplacées par quatre-vingt-trois départements. Mais l’esprit qui animait les anciennes provinces ne s’éteint pas pour autant, d’où le germe du processus de régionalisation. La particularité française est que le fait régional est lié au fait national. Cela est l’explication de nombreuses revendications en faveur de la reconnaissance d’identités régionales.

Les provinces avaient une influence telle sur le sort de la nation que les lois des 15 janvier et 16 août 1790 provoquées par Honoré de Mirabeau ont dû prendre en compte les particularismes locaux plutôt que l’identité régionale par crainte de voir ressurgir au sein des départements fraîchement créés les pays d’Etat et d’Elections de l’Ancien Régime. On voit là que ces départements étaient plus créés pour effacer les structures royales en les remplaçant par des structures nationales qu’autre chose, et davantage surtout dans un esprit de régionalisation du territoire que dans un esprit de départementalisation au sens actuel.

C’est vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle que la naissance des régions modernes va apparaître. Inspirés par les théories régionalistes, plusieurs actes réglementaires de 1917 à 1919 vont donner lieu à la création des « régions Clémentel », du nom du ministre initiateur de la régionalisation à l’époque. Ces régions étaient essentiellement économiques et regroupaient les chambres de commerce – lesquelles étaient libres d’y adhérer ou pas.

Trois propositions de loi, en 1915 déjà, en 1920 et en 1921, ont tenté une décentralisation administrative avec la constitution de régions et l’élection d’assemblées régionales. Mais aucune de ces propositions de loi n’a abouti à ses fins. Or les idées régionalistes continuent à revendiquer des divisions administratives plus grandes que les départements afin de répondre favorablement au développement des transports et à la modification du tissu urbain. De là, va naître une instabilité institutionnelle du processus de régionalisation.

Très tôt, la régionalisation est associée à l’aménagement du territoire. En 1947, dans Paris et le désert français, Jean-François Gravier dresse le constat d’une France déséquilibrée. L’action politique va tendre à réduire ces disparités en dotant la France d’infrastructures et en réorganisant les cadres de l’action étatique. Les premiers découpages régionaux sont définis. Il faut beaucoup de temps pour que des transferts de compétences soient opérés au profit des régions. Les régions françaises résulteraient alors de la politique de planification et d’aménagement du territoire élaborée et mise en oeuvre par l’administration centrale à partir du début des années soixante ; les mobilisations régionales, quelle que soit leur nature, n’ayant eu qu’une influence très limitée sur l’évolution du processus. Par un décret du 30 juin 1941 portant recomposition régionale, pris en application d’une loi du 19 avril 1941 réorganisant certaines provinces de France, le Maréchal Pétain entérine le regroupement des départements entre eux en attribuant à certains préfets de ces derniers les pouvoirs des préfets régionaux. Mais la chute du régime de Vichy à la fin de la seconde Guerre Mondiale a entraîné la fin de cette réorganisation régionale en 1945.

Le souffle gaulliste intervient alors par une ordonnance du 10 janvier 1944 décidant l’organisation administrative dans la même optique de libération du territoire en instaurant des régions administratives placées sous l’autorité d’un commissaire de la République. Mais là encore, le départ relatif du général de Gaulle du pouvoir en 1946 allait de paire avec la dissolution de ces régions. La stabilité régionale va apparaître avec l’intervention d’un décret du 2 juin 1960 qui a fixé les limites des régions sur lesquelles ont été instaurées des programmes d’action régionale pour en faire des circonscriptions d’action régionale. Désormais la région devient le terrain de programmes économiques de l’Etat au niveau territorial et c’est sur elles que l’ensemble des administrations devra calquer ses subdivisions. Un décret du 14 mars 1964 a doté ces circonscriptions d’action régionale d’un préfet alors même qu’elles n’entraient pas encore dans la catégorie juridique de « collectivités territoriales de la République. » L’essentiel des études approfondies sur la genèse du processus de régionalisation français se concentre sur l’émergence puis l’échec du « régionalisme fonctionnel » instauré par la réforme régionale de 1964. En effet, M. Jean-Louis Quermonne a expliqué que cette réforme de 1964 a voulu faire de la régionalisation à la française une sorte de structure organique et pratique pour l’Etat dans ses actions économiques sur le territoire. L’économie serait donc la fonction des régions. Mais cette idée a débouché sur un échec.   

En 1969, l’échec d’un référendum visant entre autres à élargir le rôle des régions conduisit à la démission de Charles de Gaulle de la présidence de la République. Ce refus peut probablement expliquer pourquoi, lors de la promulgation de la loi du 5 juillet 1972 créant les conseils régionaux, les circonscriptions d’action régionale sont investies de si peu de pouvoirs ; elles cessent toutefois d’être de simples territoires pour devenir des établissements publics régionaux (EPR). Elles prennent néanmoins désormais le nom de « régions », terme consacré par la loi de décentralisation du 2 mars 1982, qui en fait une catégorie juridique de collectivités territoriales.

Depuis la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, l’organisation de la France est décentralisée. C’est une réalité gravée dans le marbre de l’article 1er de la Constitution. Selon Gérard-François Dumont dans Les régions et la régionalisation en France, cette réalité « marque sinon un terme du moins une étape d’importance dans les réflexions engagées dès la Révolution et encore vivaces aujourd’hui sur l’organisation de l’Etat et le rôle des régions. » Tous ces processus de décentralisation déjà bien engagés continuent d’être un sujet d’affrontement entre jacobins, unitaristes, et girondins, fédéralistes. Les jacobins l’emportent, et durablement. En dépit de quelques tentatives, cet héritage n’est pas remis en cause.

La définition du terme régionalisation ne peut s’en tenir uniquement à la politique régionale à la française. Car ce processus s’inscrit dans une démarche plus grande qui prend une dimension mondiale ou du moins communautaire. Le terme couvre, en effet, deux notions de natures très différentes. Au plan institutionnel, la régionalisation désigne une forme de décentralisation d’un État qui transfère des pouvoirs à ses régions, comme par exemple en France avec le projet référendaire de 1969 initié vainement par le général de Gaulle, puis avec les lois de Gaston Defferre, en 1982. Il peut aussi être une forme partielle et légère de fédéralisme entre des pays géographiquement proches, comme processus de formation d’une région du monde, en transférant certaines prérogatives du pouvoir des Etats à ce « bloc – région ». Cela renvoie à une vision économique de la régionalisation. Enfin, il convient de préciser que les compétences régionales sont prévues par l’article L. 4221-1 du Code général des collectivités territoriales. 

Sur un plan économique, en effet, le Dictionary of trade policy terms définit la régionalisation comme les mesures prises par les gouvernements pour libéraliser ou faciliter le commerce à l’échelle régionale, parfois au moyen de zones de libre-échange ou d’unions douanières. Sur ce point, la régionalisation est en interaction avec la mondialisation ; elle est donc plus qu’une modalité de la mondialisation mais elle est aussi une complémentarité et on constate par là une fusion des deux termes – ouverture de marchés d’échanges d’une zone géographique. Sur un autre point, les deux termes sont en contradiction car la zone géographique régionale vise à se protéger du reste du monde. Par exemple, les trois pôles économiques actuels qui dominent  le monde, que sont l’Amérique du nord, le Japon et ses dragons, et l’Europe des communautés (depuis fin 1980 – début 1990), mènent des politiques commerciales et économiques différentes les uns des autres et posent des barrières aux investisseurs étrangers voulant entrer sur leurs marchés.

A partir de là, la régionalisation ne peut être étudiée comme un sujet purement français. Il faut l’intégrer, au moins, dans tous ses aspects, économique, juridique, social et culturel, à l’échelle communautaire. Pourquoi une politique régionale à la française ? La réponse à cette question se trouve dans les propos suivants. D’une part, il faut remarquer que l’évolution de l’histoire géographique en France est marquée par un fort sentiment d’indépendance qui a été à chaque fois étouffée par une volonté plus forte de garder l’unité nationale – ce qui explique les échecs antérieurs de la politique de régionalisation. Après cette vague de crainte, l’Etat se trouvait dans l’obligation d’accepter la régionalisation du territoire pour apaiser les esprits révolutionnaires et donc pour sauver sa structure unitaire (I). Cette acceptation s’explique par le fait que la France s’est au fil du temps nourrie des débats qui consistaient et consistent encore de manière croissante à expliquer que l’émergence d’une liberté des collectivités locales est le seul moyen d’assurer la pérennité de l’unité nationale en prenant mieux en compte les spécificités locales telles qu’elles se présentent. Cet état de fait a conduit à un aboutissement de la régionalisation, car, ainsi, elle se présente aussi comme un intermédiaire privilégié de développement et d’action verticale des acteurs publics (II)

I – La régionalisation : acceptation de la diversité pour une meilleure garantie de l’unité étatique

L’héritage provincial de l’Ancien Régime comme ancêtre des futures régions n’a cessé de se dévoiler au fil des années. D’où la nécessité pour la France de prendre en considération, ne serait-ce qu’à un strict minimum, la diversité issue des théories régionalistes, en France dans un premier temps, puis au niveau communautaire dans second temps (A). Mais il a fallu que cette spécificité passe par le processus de décentralisation à la française (B) pour rester dans l’esprit démocratique des Etats de l’Union tout en sauvegardant l’unité nationale.

   A) La diversité régionale française en France et dans le système juridique communautaire

L’émergence des actions de la Communauté européenne n’a pas laissé le monde politique indifférent quant à la structure juridique de la région en France en terme de compétences. La doctrine surtout tente de comparer les régions françaises avec les entités fédérées d’Etats fédéraux de l’Union (1), puis avec entités régionalistes d’Etats régionaux et/ou composés de la Communauté (2).

     1. Les régions françaises et les entités fédérées des Etats fédéraux de l’Union européenne

Selon l’article 23 de l’acte unique européen de 1986 et plusieurs rapports de la Commission sur la politique régionale de l’Union, les Etats européens sont découpés en régions de poids, de compétences et de richesses très variables. Pour autant, l’Union européenne a mis en place une politique régionale visant à la fois à réduire les disparités entre régions et à favoriser les coopérations régionales transfrontalières. Dans quelle mesure l’action de l’Union européenne réduit-elle les inégalités régionales? Comment l’Europe se construit-elle en tissant des liens entre ses régions au-delà de ses frontières ?

La Commission s’est fixée un objectif pour tenter de pallier à ces difficultés. Elle préconise la coopération territoriale par la régionalisation. Aujourd’hui le territoire communautaire est découpé en deux cents soixante huit régions. Face aux inégalités entre ces régions, l’objectif de la Commission fait suite à l’initiative INTERREG des précédentes périodes de programmation. Financé par un fonds à hauteur de 7,75 milliards d’euros, il vise à promouvoir la coopération entre les régions européennes et le développement de solutions communes dans les domaines du développement urbain, rural et côtier, du développement économique et de la gestion de l’environnement. 
 
Cet objectif est divisé en trois composantes. La coopération transfrontalière, qui regroupe les programmes Interreg A, la coopération transnationale, qui regroupe les programmes Interreg B et la coopération interrégionale, qui regroupe les programmes Interreg C. Ces différents programmes visent à faciliter l’intégration des régions les plus pauvres de l’Union en les regroupant par zone et par programme. Les programmes Interreg A, B et C concernent respectivement les régions Nord-ouest, Sud et Est. C’est ce découpage qui va expliquer les comparaisons doctrinales. En effet, le problème le plus flagrant, et c’est là qu’une comparaison s’avère importante, c’est que les entités fédérées d’Etats fédéraux de l’Union, comme les Länder allemands ou les Entités belges, se considèrent comme des régions pour accueillir les politiques régionales européennes, telle la politique agricole commune (PAC). Les comparateurs comme M. Marcou ou encore Mme Janicot ont remarqué que les Entités belges et les Länder allemands sont des vrais Etats sauf à perdre leur souveraineté externe ; ils ont donc tous les outils en main pour mettre ces politiques en œuvre et pour qu’ils réussissent – atouts que les régions françaises n’ont pas. De là, on peut dire que cette politique européenne de lutte contre les inégalités régionales entraîne d’autres inégalités encore plus flagrantes entre les régions. Le lobbying des régions auprès de l’Union européenne forçant les rapports de force va conduire à une nouvelle dynamique des régions françaises.
 

     2. Les régions françaises et le régionalisme des Etats composés de la Communauté

La nouvelle dynamique de la régionalisation française va consister à une remise en cause de la rigidité existante entre les régions – collectivités territoriales décentralisées, et l’Etat qui exercent sur elles un contrôle accru sans penser à leur confier plus de compétences, de liberté ou d’autonomie, plus de pouvoirs. Là encore les comparateurs ont constaté que même les Etats composés ou régionalistes, comme l’Italie avec ses régions à grande autonomie législative ou encore l’Espagne avec ses Communautés autonomes ayant des pouvoirs relativement de plus en plus importants. Bien que relatifs, les pouvoirs de ces dernières dépassent largement ceux des régions françaises, ne serait-ce qu’en terme de décision. Par exemple, d’après un rapport du Sénat italien, les régions de cet Etat ont une Constitution qui énumère tous les domaines auxquels elles légifèrent ; les Communautés autonomes espagnoles ont toutes un Parlement, un gouvernement et une Capitale. On parle de ces Etats comme des quasi-Etats fédéraux – ce qui, bien évidemment, fait craindre la France d’une éventuelle autonomie de ses régions. C’est pourquoi la régionalisation à la française est privilégiée. 

Les régions françaises ont en effet des compétences en matière de santé, d’enseignement, de formation professionnelle, de développement économique, de fonds structurels européens, de transports et d’infrastructures, certes, mais l’Etat définit d’abord tous les cadres avant d’attribuer ces compétences aux régions car elles n’ont que des compétences d’attribution en pratique. Ceci se comprend car la plupart de ces domaines sont des domaines régaliens de l’Etat, tels la santé et l’enseignement. L’Etat veille à leur mise en œuvre très étroitement par crainte de perdre son monopole unitaire.

Ainsi, l’Etat français accepte cette régionalisation pour entrer dans le jeu européen, mais il le fait de manière extrêmement restreinte. L’Etat reste dans l’esprit des lois des 15 janvier et 16 février 1790 provoquées par Honoré de Mirabeau en faveur des particularismes locaux mais défiant en même temps l’identité régionale lors de la création des départements à la place des provinces de l’Ancien Régime – ancêtres des régions actuelles. Toutefois, la régionalisation française d’aujourd’hui ne nie pas l’identité culturelle et sociale des régions comme en 1790, mais elle focalise cette identité davantage sur l’Etat plutôt que sur les régions elles-mêmes.  

Mais la question a été longtemps de savoir si les régions françaises pouvaient affronter l’esprit de compétition communautaire en rivalisant avec les autres entités fédérées ou à autonomie accrue dans le processus de régionalisation européenne. Cette interrogation a permis de constater que la diversité régionale acceptée en France reste une spécificité française pure à l’échelle communautaire. 

   B) Une spécificité issue de la décentralisation à la française

La régionalisation typiquement française a été faite pour garder la France une et indivisible (1). Mais cette spécificité française connaît des limites telles qu’elle donne lieu à des débats sérieux (2) – au point de la remettre en cause au niveau communautaire.

     1. La spécificité régionale française au secours de l’unité nationale

Sous peine de voir l’unité nationale volée en éclat, l’Etat devait régionaliser le territoire de la République de manière juridiquement effective en tant que composante territoriale dès 1982, mais tout en développant une stratégie permettant de surveiller cette structure afin de ne pas provoquer une vague fédéraliste ou régionaliste brutale plutôt que de l’apaiser.

Pour ce faire, l’Etat a trouvé un moyen original qui est celui de la décentralisation à la française. Celle-ci entraîne la régionalisation à la française. En effet, on a vu que les compétences des régions après leur première élection au suffrage universel direct en 1986 restaient encrées sur l’action régionale économique qu’elles avaient au temps où elles n’étaient encore que des établissements publics régionaux. Il a fallu alors faire un pas de plus dans la régionalisation à la française lors de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003. La loi du 13 août 2004 à laquelle renvoyait la loi constitutionnelle précédente a un peu augmenté le rôle des régions pour leur permettre de rester dans la compétition communautaire.  

Bien que les auteurs comme Jean-Marie Quermonne parlent de l’échec du « régionalisme fonctionnel » de 1964, on remarque même après les lois Defferre et encore aujourd’hui l’esprit de cette approche. On le voit par les compétences d’attribution de la région qui demeure contrôlée par l’Etat. En ce sens, si le préfet de région reste plus effacé que celui du département c’est bien parce que l’Etat ne donne pas de compétences autres que celles d’attribution. La région, ainsi, ne trouve pas à transgresser les lois et donc le préfet de région n’a pas à intervenir.

 Ainsi, le principe de libre administration des collectivités territoriales inclut en juridiquement les régions en tant que collectivités territoriales, mais les exclut en pratique par le fait des compétences d’attribution. La même remarque peut être faite en ce qui concerne la clause de compétences générales. 

     2. Les limites de cette spécificité : un débat ouvert

La spécificité régionale française connaît des limites au sens où elle ne peut plus en être ainsi. Les débats tournant autour de cette approche ont été longtemps mis en évidence par Romain Pasquier dans son ouvrage intitulé L’invention de la régionalisation « à la française » de 1950 à 1964. A cette époque le débat n’était pas ouvert sur l’Union européenne qui était encore timide. Mais il portait sur la France même et plus précisément sur son caractère unitaire. Cet auteur arrêta son analyse à 1964 car à cette date un décret fut intervenu pour doter les circonscriptions régionales fraîchement créées d’un préfet. Dès lors il n’y avait plus lieu de trop chercher un malaise dans le dispositif.

Cependant, plus tard, en 1982, le débat sera relancé par Fernand Braudel dans L’identité de la France. A lire cet auteur, la France de l’époque fut  « Une France bigarrée, haute en couleurs, c’est par quoi doit débuter toute histoire « sincère » de la France. Sans fin cette France plurielle sous-jacente aura contredit la France une qui la domine, la contraint, essaie de gommer ses particularismes tout en concentrant sur elle-même, abusivement, les lumières de l’histoire. »

Aujourd’hui encore ces genres de débats qu’on croyait caducs ne sont pas clos car les politiques sont encore en grosso modo divisés entre girondins et jacobins. Mais cette affirmation ne peut être avancée sans nuance. A l’heure actuelle, le fossé qui existait jadis entre fédéralistes et unitaristes en France se réduit. Les unitaristes semblent emballer les fédéralistes dans leur conviction. En effet, Jean-Pierre Raffarin, connu pour être un grand esprit décentralisateur, ce qui laisserait penser qu’il aurait une intention fédéraliste en tête, s’est contenté dans sa réforme des collectivités territoriales en 2003 d’une constitutionnalisation des régions sans trop élargir leur champ d’autonomie et de compétences hors d’un cadre étatique défini.

Certains craignaient que les voyages de M. Raffarin en Allemagne – Etat fédéral – pour observer le fonctionnement et l’organisation des entités infra – étatiques allemands avant la réforme de 2003 déboucheraient sur une remise en cause de la régionalisation à la française en passant au cap supérieur des Etats composés ou régionaux. Mais il en était rien. Pour autant, les débats continuent à revendiquer une régionalisation plus forte.

Enfin, si l’Etat français doit veiller à la sauvegarde de son unité dans le processus de régionalisation, il doit également veiller à ce que ses régions soient, au moins, au même niveau que les autres régions de l’Union, s’il veut qu’elles restent compétitives, car celle-ci utilise la régionalisation aussi bien que les Etats pour ses actions sur tout le territoire communautaire.

 

II – La régionalisation : un facteur intermédiaire de développement et d’action sur les plans national et communautaire

Si le processus de régionalisation joue le rôle d’intermédiaire entre l’Union européenne et ses Etats membres en ce qui concerne ses politiques économiques (A), il n’en est pas moins entre l’Etat français et ses collectivités purement locales – pour ce qui concerne, du moins, les politiques régaliennes décentralisées où la région joue le rôle d’interlocuteur direct de l’Etat (B).

   A) Les régions en tant que cheval de bataille de l’Union européenne

Deux exemples peuvent être pris en compte pour illustrer l’action communautaire au travers de la régionalisation. Il s’agit, d’une part, de la politique agricole commune en matière économique (1) et, d’autre part, le respect de certains quotas et le contrôle des prix en matière de régulation (2).

      1. En matière économique : la politique agricole commune

La Politique agricole commune (PAC) est une politique mise en place à l’échelle de l’Union européenne, fondée principalement sur des mesures de contrôle des prix et de subventionnement, visant à moderniser et développer l’agriculture. Elle est mise en œuvre par la Direction Générale « Agriculture et développement rural[] » de la Commission européenne.

Cet exposé de la PAC fait apparaître un terme phare qui est celui de « subventionnement ». En effet, le développement et la modernisation de l’agriculture européenne, dans tous les Etats de l’Union, dépendent directement de la subvention de la Commission sans passer formellement par l’Etat. Mais on sait bien qu’en pratique la répartition de ces aides est discutée a priori au niveau du Conseil et donc par les Etats membres qui en donnent leur consentement. Même si les régions sont invitées à y participer, notamment par la consultation obligatoire du Comité des régions, leur pouvoir reste faible par rapport à celui des Etats.

Selon M. Gérard MARCOU, la régionalisation semble être, en effet, une tendance commune de l’évolution de l’organisation territoriale des Etats européens aujourd’hui. On est même allé jusqu’à parler d’une “ Europe des régions ”, dans laquelle les régions constitueraient la collectivité publique du niveau intermédiaire répondant aux besoins de la territorialisation de certaines politiques communautaires, et la base d’une convergence institutionnelle entre les Etats membres de l’Union. La PAC en est là un bon exemple.

Enfin, la résolution du Parlement européen du 18 novembre 1998 allait dans ce sens. Elle invitait les Etats à régionaliser leurs structures internes et leur adressait une “ Charte communautaire de la régionalisation ” qui voulait en fixer les principes. C’est une démarche inspirée par la Charte européenne de l’autonomie locale de 1985. C’est là qu’on voit que la régionalisation française est spécifique et stratégique, car la France refusait longtemps de ratifier cette charte qu’elle trouvait trop exigeante en matière d’autonomie locale. Il y a un principe d’adaptabilité qui accompagne la régionalisation française de manière à ne pas réduire l’unité républicaine au régionalisme.  

      2. En matière de régulation : le contrôle des prix et le respect des quotas

L’autre terme phare de la présentation de la Politique agricole commune de l’Union européenne tourne autour des « mesures de contrôle des prix et du respect des quotas » des produits issus de l’agriculture – domaine de prédilection de la Communauté.

La  Stratégie de Lisbonne désigne l’axe majeur de politique économique et de développement de l’Union européenne entre 2000 et 2010, décidé au Conseil européen de Lisbonne de mars 2000 par les quinze États membres de l’Union européenne d’alors. L’objectif de cette stratégie fixé par le Conseil européen de Lisbonne est de faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici à 2010, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale[]. Mais cette stratégie devait passer par les régions européennes, or l’inégalité qui anime ces régions n’a pas facilité les choses.

Dans ses mémoires publiés chez Plon sur les fonctions de président de la Commission qu’il a exercées, M. Jacques Delors a expliqué le rôle des régions dans la politique de régulation en matière de fixation et de respect des prix et en matière de quotas. Une fois que ces prix et quotas ont été fixés par la Communauté par une directive ou un règlement européen, les Etats s’engagent à les mettre en œuvre par tout moyen juridique contraignant au niveau national. Ensuite, ce sont les régions qui sont censés mettre en œuvre ces politiques en matière de respect des prix et des quotas. C’est un rôle de régulateur que la région s’est vue confié par l’Union, notamment par le biais des fonds structurels européens. Les agriculteurs ou autres entrepreneurs qui ne respecteraient pas ces règles ainsi définies pourraient se voir retirer les subventionnements de la Commission sur le rapport de la région.

Pour garantir son efficacité, la politique régionale européenne répond à quatre grands principes de mise en œuvre. La concentration, le partenariat, la programmation et l’additionnalité. Une évaluation constante de l’efficacité de la politique communautaire est effectuée par la Commission au travers des régions là encore. La PAC qui représente 50% du budget de l’Union explique la concentration de la Commission sur les régions car celles-ci sont le bras droit de la Communauté. Si dans la déconcentration étatique nationale c’est le même marteau qui frappe en raccourcissant seulement le manche, selon la formule d’Odilon Barrot, il n’en est pas autrement au niveau communautaire avec la régionalisation.  

L’Union Européenne a mis en place des règles d’attribution et de gestion des fonds permettant d’assurer une réalisation performante, transparente, contrôlée et évaluée régulièrement de certains programmes. Ces contrôles et évaluations sont facilités grâce aux rapports fournis par les deux cents soixante huit régions européennes. La particularité française dans tout cela c’est que les régions françaises sont d’abord les interlocuteurs directs de l’Etat avant d’être des structures d’action communautaire.

   B) Les régions en tant qu’interlocuteurs directs de l’Etat dans ses politiques territoriales

La transformation du statut juridique de la région d’un simple établissement public régional à une collectivité territoriale à part entière a fait d’elle le canalisateur des actions étatiques (1). L’émergence de ce rôle de la région a conduit les acteurs du projet de réforme territoriale du 21 juillet 2009 en cours à une tentative non gagnée d’avance de renforcement de ses compétences (2)

     1. En matière économique et de santé : le rôle directeur et de chef de file des régions

Dans le rapport d’information sur l’équilibre territorial des pouvoirs présenté à l’Assemblée nationale par Michel Piron le 22 février 2006, la région est présentée comme un pôle territorial intermédiaire, un chef de file ou soutien extérieur principal en matière économique. Malgré les prérogatives grandissantes des départements en matière de solidarité nationale, c’est l’Etat qui en prend les décisions et qui en fixe les conditions en passant par son interlocuteur privilégié – la région.  

La régionalisation du budget de l’Etat montre aussi ce rôle d’interlocuteur de la région. Ce processus consiste en la présentation des crédits budgétaires d’investissement de l’Etat selon une ventilation par région. La répartition des crédits budgétaires en passant par la régionalisation confirme le rôle directeur et de chef de file des régions. En effet, l’Etat a moins à craindre en passant par cette structure intermédiaire plus proche de lui et sur lequel il exerce un contrôle accru par le biais du préfet de région. De plus, la région n’a que des compétences d’attrition. Sur ce point, M. Jean-Marie Pontier explique que « la région ne peut être un échelon local de proximité ou une collectivité purement locale, les vocables ‘collectivité territoriale intermédiaire’ lui vont mieux. » Ceci explique le goût de l’Etat pour la région. En effet, les risques d’esprit révolutionnaire qui animerait les communes, voire les départements, contre l’Etat seraient moins importants au niveau régional.

En ce qui concerne la santé, la loi du 21 juillet 2009 relative à la réforme de l’hôpital, largement expliquée par M. Levoyer et M. Pontier, renforce le rôle de la région en matière de santé en créant les ARS (agences régionales de santé) pilotant toutes les politiques nationales de santé, bien que les décisions soient prises par l’Etat. Ce rôle de pilote de la région montre que l’Etat veut passer par le niveau intermédiaire pour agir dans ses domaines régaliens et non par une simple collectivité territoriale. Par conséquent, sur ce point, la victoire des départements sur les régions serait moins flagrante et plus relative qu’on ne le pense.

En outre, cette loi prévoit une coopération régionale renforcée en matière de santé sur tous les territoires notamment en matière de recherche. C’est une coordination territoriale apportée par le processus de régionalisation là encore. Celle-ci facilite davantage l’accès au soin par le mécanisme de transfert des patients d’un établissement à l’autre selon les besoins. Enfin, si la régionalisation en France est le processus permettant le mieux à l’Etat d’agir sur les administrations locales, elle n’en demeure pas moins un point phare de la réforme en cours des collectivités territoriales – ce qui montre qu’elle connaît des failles.

     2. Le projet de réforme des collectivités territoriales : une ébauche préférentielle pour l’échelon régional

Les acteurs de la réforme territoriale actuelle expriment leur préférence pour une région plus forte, à la fois au niveau national et au niveau communautaire. Leurs idées consistent à renforcer la dimension territoriale de la région en passant de vingt-deux à quinze régions en France métropolitaine. Ce fut l’une des vingt propositions du Comité Balladur. Ces approches consistent aussi à développer le rôle de canalisateur économique et de pôle de direction de toute politique publique de la région sur tout le territoire. Sur ce point, l’idée n’est pas nouvelle car la loi du 6 février 1992 relative à l’administration territoriale de la République et le rapport Daubresse sur la loi du 13 août 2004 en avaient déjà tracé les lignes directrices.

Cette volonté de renforcer le rôle de la région est liée au fait que la région est désormais la structure administrative et territoriale par laquelle l’Union agit. En effet, il faut rendre les régions plus compétitives afin qu’elles puissent, pour une partie du moins, rivaliser en terme de taille, de pouvoirs et d’autonomie avec les autres entités de même niveau ou jouant le même rôle sur le plan communautaire.

Mais là encore, le renforcement de l’autonomie de la région pose le problème de l’unité de l’Etat car, si elles sont devenues autonomes au même titre que certaines entités fédérées, le fédéralisme à l’allemande ou du moins le régionalisme à l’italienne va monter en puissance – or c’est bien de cela que les personnalités politiques en majorité animées par l’esprit jacobin ont peur aujourd’hui. La solution serait ou pourrait alors être de redéfinir les régions européennes autrement en mettant de côté les entités fédérées. 

 La réforme prévoit en définitive une fusion des départements au sein de la région. Un mécanisme stratégique tout particulier est prévu pour faciliter cette fusion. C’est l’élection de conseillers territoriaux siégeant à la fois aux conseils généraux et régionaux. C’est bien d’une idée de fusion dont il s’agit à long terme car il est évident que ces conseillers territoriaux ne pourront pas exercer leurs missions pleinement dans ces deux conseils. Ils vont devoir choisir un des deux conseils à privilégier. L’Etat fera ainsi en sorte que les régions soient privilégiées en vidant les départements de leurs compétences actuelles au profit des régions. Juridiquement cela est possible. Il suffit de faire voter une loi en ce sens.

Conclusion

Enfin, on remarquera que les questions juridiques qui sont sans cesse posées à la fois devant le Conseil constitutionnel et devant le Conseil d’Etat en matière de compétences ou de libre administration se posent de moins en moins plus on monte dans la hiérarchie territoriale. Ces questions concernent davantage les communes, moins les départements et quasiment pas pour les régions. Cela est dû au fait que la région est de taille trop importante pour être une collectivité de proximité. Ainsi, les régions sont davantage occupées par les affaires purement étatiques et/ou communautaires que les affaires locales – si ce n’est pour exercer leur rôle de ventilateur, de directeur, de chef de file dans la mise en œuvre de politiques publiques. Comme l’a fait remarquer M. Daniel Fasquelle dans Les échanges entre les droits, l’expérience communautaire,la régionalisation française ne peut être étudiée comme les autres niveaux de collectivités territoriales qui sont aussi des collectivités locales de proximité. Les régions feraient l’objet davantage d’études comparatives, du droit comparé, au niveau communautaire. De plus, la spécificité liée à la régionalisation à la française risque de n’être jamais remise en question malgré les débats car si l’Etat tient autant à son unité, le seul moyen d’y parvenir au niveau européen c’est d’encadrer la région le plus possible, sinon le régionalisme italien s’imposera en France. On peut prendre l’exemple de la Belgique qui avait commencé par le régionalisme, qui a obligé le fédéralisme, qui réclame l’indépendantisme aujourd'hui.

Serge SURIN, le mardi 5 janvier 2010

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