Décision n° 2019-778 DC du 21 mars 2019

Portée de la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice à travers la Décision n° 2019-778 DC du 21 mars 2019

Décision n° 2019-778 DC du 21 mars 2019

Loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice

 

Le jeudi 21 mars 2019, le Conseil constitutionnel a rendu la décision la plus longue de toute son existence depuis 1959.

Le texte de la décision fait l’équivalent de 66 pages et comporte 395 paragraphes (anciennement considérants).

La lecture de l’ensemble des 395 paragraphes de la décision permet d’avoir une vision globale de cette réforme-programmation d’ampleur pour la justice.

Pour qui n’a pas eu le temps de suivre les différentes phases des débats suscités par cette réforme[1], qui n’est qu’une étape d’une série de réformes de l’organisation juridictionnelle de l’ordre judiciaire[2], la lecture de cette décision lui permettra en effet d’appréhender les principales questions posées par le texte de la réforme sans que ces questions aient été véritablement résolues de manière satisfaisante par le Conseil constitutionnel.

Par cette réforme, l’organisation de l’ordre judiciaire sera bouleversée dans les trois années à venir. En effet, après la réforme du droit des obligations intervenue le 10 février 2016 qui a chamboulé plusieurs repères historiques du Code civil, à l’image de l’emblématique article 1382 relatif à la responsabilité civile que tous les juristes ont connu par cœur jusque-là depuis 1804 qui est devenu article 1240 de ce Code, cette réforme modifie l’architecture des juridictions du quotidien. Ainsi, les tribunaux d’instance et de grande instance disparaissent pour laisser place à un tribunal judiciaire.

Mais il se pourrait que, dans les faits, il ne s’agisse que d’un changement de dénomination car ce tribunal judiciaire occupera la place qu’occupait jusque-là le tribunal de grande instance et se subdivisera en chambres de proximité[3] qui pourront remplacer les tribunaux d’instance.

Par ailleurs, cette réforme bouleversera également le monde universitaire. En effet, les ouvrages d’introduction au droit et plus généralement de droit civil devront faire l’objet d’un remaniement de grande envergure pour intégrer les nouvelles réalités apportées par cette réforme.

On retiendra que le Conseil constitutionnel a de manière surprenante validé l’interdiction des analyses algorithmiques des décisions juridictionnelles des deux ordres de juridiction. En effet, l’institution de la rue de Montpensier n’a rien trouvé à redire de la drastique restriction posée par le législateur pour la délivrance aux tiers de copies des décisions de justice en vue de l’analyse algorithmique de celles-ci qui aurait permis de contribuer à l’indépendance et à l’impartialité de la justice. Le Conseil a précisé : « en prévoyant que les juridictions administratives et judiciaires peuvent exceptionnellement refuser de délivrer aux tiers les copies de décisions de justice en cas de « demandes abusives, en particulier par leur nombre ou par leur caractère répétitif ou systématique », le législateur a entendu, au nom de l’objectif de valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice, faire obstacle aux demandes ayant pour objet de perturber le bon fonctionnement de la juridiction sollicitée ou qui aurait pour effet de faire peser sur elle une charge, notamment d’anonymisation, disproportionnée au regard des moyens dont elle dispose[4] ». Ainsi, la restriction est validée[5] par le Conseil. Pourtant, le législateur aurait pu par exemple faire peser sur les professionnels analysant algorithmiquement les décisions de justice la charge liée à l’anonymisation de celles-ci au lieu d’arriver à cette restriction drastique dont la finalité est tout simplement d’interdire l’analyse algorithmique de ces décisions. C’est d’ailleurs de cette manière que le ministère de la culture et de la communication avait dans les années 1960 conclu une convention avec la communauté religieuse des Mormons, laquelle convention donnait la possibilité à cette communauté d’exploiter les actes d’état civil des personnes, à charge pour elle, en contrepartie, de numériser l’ensemble des actes qui lui sont délivrés, ce qui a permis au ministère d’atteindre l’objectif de numérisation desdits actes sans en supporter le coût extrêmement élevé. Cette décision du Conseil constitutionnel montre que le principe de proportionnalité qui, normalement, s’impose au législateur, a été ignoré dans le cas d’espèce.

Dans la même optique, s’agissant de la réutilisation des données d’identité des magistrats et des membres du greffe dans les décisions de justice qui avait fait couler beaucoup d’encre[6], le Conseil constitutionnel a jugé : « En prévoyant que les données d’identité des magistrats et des membres du greffe figurant dans les décisions de justice mises à disposition du public par voie électronique ne peuvent faire l’objet d’une réutilisation ayant pour objet ou pour effet d’évaluer, d’analyser, de comparer ou de prédire leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées, le législateur a entendu éviter qu’une telle réutilisation permette, par des traitements de données à caractère personnel, de réaliser un profilage des professionnels de justice à partir des décisions rendues, pouvant conduire à des pressions ou des stratégies de choix de juridiction de nature à altérer le fonctionnement de la justice[7] » ; le Conseil valide ainsi les interdictions d’un tel usage desdites données posées par le législateur à l’article L. 10 du Code de justice administrative et à l’article L. 111-13 du Code de l’organisation judiciaire, qui, selon lui, « ne méconnaissent aucune autre exigence constitutionnelle, [et] sont [donc] conformes à la Constitution[8] ». Cette décision est contestable à tout point de vue. D’abord, elle méconnaît le métier des professionnels du droit qui a toujours eu « pour objet ou pour effet d’évaluer, d’analyser, de comparer ou de prédire [les] pratiques professionnelles réelles ou supposées » des tribunaux au profit de la science juridique ou de leur client. Ensuite, si elle affirme que « le législateur a entendu éviter qu’une telle réutilisation permette, par des traitements de données à caractère personnel, de réaliser un profilage des professionnels de justice à partir des décisions rendues, pouvant conduire à des pressions ou des stratégies de choix de juridiction de nature à altérer le fonctionnement de la justice », la décision feint d’ignorer que le juge qui fait discrètement passer ses opinions politiques à travers les lignes des décisions qu’il rend en validant, par exemple, de manière quasi systématique les obligations de quitter le territoire français (OQTF) notifiées à des demandeurs d’asile sans considération de leur situation individuelle conduit à la même altération du fonctionnement de la justice.

On pourrait dire que cette décision met fin aux débats sur ces questions puisque, dans l’ordre juridique interne, les décisions du Conseil constitutionnel s’imposent à tous sans aucune possibilité de recours (art. 62 de la Constitution). Mais il n’est pas inutile d’attaquer cette réforme sur ces points particuliers au regard de la liberté d’entreprendre au niveau du droit de l’Union européenne et au regard de l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme.

En revanche, le Conseil constitutionnel censure la restriction liée à la délivrance des copies de jugements rendus après débats en chambre du conseil imposée par le 2° du paragraphe V de l’article 33 de la loi contestée en jugeant qu’« en raison de sa généralité et de son caractère obligatoire, cette restriction apportée par les dispositions contestées n’est pas limitée aux cas où elle serait justifiée, notamment, par la protection du droit au respect de la vie privée. Dès lors, ces dispositions méconnaissent les exigences découlant de l’article 16 de la Déclaration de 1789[9] ».

Enfin, pour ne pas être plus bavard, on remarquera aussi que le Conseil constitutionnel a confirmé dans cette décision le caractère indissociable de l’indépendance attachée à l’exercice de fonctions juridictionnelles[10].

Mots clés. Justice ; Tribunal judiciaire ; Chambres de proximité ; Conseil constitutionnel ; QPC ; Algorithme ; Analyses algorithmiques des décisions de justice.

Résumé. Loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice. Le jeudi 21 mars 2019, le Conseil constitutionnel a rendu la décision la plus longue de toute son existence depuis 1959. Le texte de la décision fait l’équivalent de 66 pages et comporte 395 paragraphes (anciennement considérants).

Serge SURIN

Jeudi 28 mars 2019

 


[1] À l’image d’un publiciste moins intéressé à court terme par cette réforme.

[2] Sur ce point, v. Réformer la Cour de cassation. Le projet de réforme en débat, Colloque, jeudi 11 avril 2019, en Sorbonne.

[3] Décision n° 2019-778 DC du 21 mars 2019, §§. 377-382. Loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.

[4] Ibid., §. 95.

[5] Ibid., §. 101.

[6] V. Serge Surin, « Le pouvoir démocratique et la justice constitutionnelle à l’ère des nouvelles technologies : reconsidération théorique d’un concept juridique en mutation », Revue internationale des gouvernements ouverts, [S.l.], Vol. 7, Juillet 2018, pp. 119-148 : http://ojs.imodev.org/index.php/RIGO/article/view/246, Consulté le 26 janvier 2019 ; Pierre Bourdon (dir.), La communication des décisions du juge administratif, Colloque à venir, Université du Mans, 12 avril 2019 ; Thomas Perroud, « L’anonymisation des décisions de justice est-elle constitutionnelle ? Pour la consécration d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République de publicité de la justice », Jus Politicum, 11 mars 2019, http://blog.juspoliticum.com/2019/03/11/lanonymisation-des-decisions-de-justice-est-elle-constitutionnelle-pour-la-consecration-dun-principe-fondamental-reconnu-par-les-lois-de-la-republique-de-publicite-de-la-justice/, Consulté le 15 mars 2019.

[7] Ibid., §. 93.

[9] Ibid., §. 107.

[10] Ibid., §. 305. V. également Décision n° 2019-779 DC du 21 mars 2019, §. 8. Loi organique relative au renforcement de l'organisation des juridictions. Le Conseil constitutionnel avait déjà rappelé ce principe dans sa Décision n° 2012−280 QPC du 12 octobre 2012, Cons. 16. Société Groupe Canal Plus et autre [Autorité de la concurrence : organisation et pouvoir de sanction] à propos du rôle juridictionnel de l’Autorité de la concurrence.

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